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EPUIS que les Fiefs ont fait une partie si considerable du bien des familles ; et qu’ils ont été réhaussez par tant de nobles prerogatives sur les terres roturieres, on a beaucoup étudié pour en découvrir lorigine.

Un tres-grand nombre de gens sçavans ont travaillé sur cette matière ; linvention en a paru si belle à quelques Auteurs ; qu’ils ont fait leurs efforts pour en attribuer la gloire à leur nation : au contraire d’autres Ecrivains les ont considérez comme des productions odieuses et défavorables, de lambition et de la tyrannie, les terres que chacun possedoit auparavant en pleine liberté ayant été reduites par ce moyen en une servitude rigoureuse et inconnuë dans le droit naturel On rencontreroit avec peine un autre sujet sur lequel les sentimens des Auteurs fussent plus partagez ; et chacun d’eux a beaucoup mieux reüssi à combattre lopinion des autres qu’à établir solidement la sienne.

Zazius Ces deux célebres Jurisconsultes, Lazius etBudée , qui ont rapporté lorigine des fiefs aux Patrons et Cliens de Iancienne Rome, n’ont pas eu Beaucoup de sectateurs. Il y a de l’apparence qu’étant fort amateurs de l’élegance et de la pureté de la langue Latine, ils embrasserent ce party pour pouvoir expliquer par ces termes de Patrons et de Gliens, ce que nous appelons Seigneurs et Vassaux. Mais il n’y a point de conformité entre les uns et les autres. Les Cliens n’étoient tenus envers leurs Patrons qu’à de certains devoirs de civilité, sans aucune obligation de les servir ou de les accompagner à la guerre, et les Patrons ne devoient qu’une protection D’autres Auteurs, ayant remarqué qu’Obertus de Orto etGerardus Niger , deux Praticiens. de Milan, ont été les premiers qui ont traité des fiefs, se sont persuadez que les Lombards s’en ont été les premiers inventeurs.

Pour détruire cette erreur il suffirn d’observer que ces deux Auteurs vivoient au temps de l’Empereur Frideric I. et qu’ils ne publierent leurs Livres qu’en l’an 1158. c’est à dire prés de 400 ans aprés que les Lombards eurent été détruits par Charlemagne, comme ditRadevicus , 2. c. 7. ainsi quoy que deux Lombards ayent été les premiers qui ont écrit des fiefs et ramassé les usages qui étoient gardez en ce temps-là dans la ville de Milan, et dans la Lombardie, il ne s’ensuit pas que cette invention des fiefs soit dûë aux Lombards. Au contraire cela est si peu véritable, que dans les loix mêmes des Lombards il n’y est fait aucune mention des fiefs, non plus que dans ces autres loix que Charlemagne et quelques-uns de ses successeurs y ont ajoûtées : ce qui a fait dire à MrCujas , qu’inepté id repetieris ex Longobardis ipsis et Gothis, quorum leges nihil habent palam, nec antiquissimum effe quisquam nobis persuaserit. Nisi liquido deduxerit ex moribus Romanorum.Cujac . de feud. l. 1. in princip

On pourroit avec beaucoup plus d’apparence attribuer la gloire de cet établissement des fiefs aux François, puisque les benefices étoient en usage en France, avant le regne des Lombards, qui ne passerent en Italie qu’environ l’an 573. car nous lisons dans Aimonius l. 1. c. 14 que Clovis ayant étendu les limites de son Royaume jusqu’aux fleuves de Seine et de Loire, lI donna le Château de Melun avec le Gouvernement du païs au Comte Aurelien jure beneficii, et dans tous les Auteurs qui ont vécu sous les Rois de la premiere et seconde Race, il est souvent fait mention de ces benefices, ausquels dans la suite des temps on a donné le nom de fiefs.

Mais un Auteur moderne a composé un Livre entier, pour prouver contre l’opinion universellement reçûé, que le benefice et le sief n’étoient pas la même chose, et que les fiefs tels qu’ils sont maintenant n’ont commencé que sous le regne de Hugues Capet ou peu auparavant, et que même le nom de fief n’a commencé que de ce temps-là, et qu’il étoit inconnu dans les siecles precedens, comme dit Mr le Le Févre de l’origine des fiefs.

Enfin on a cherché dans l’antiquité Romaine le premier plan, et les premiers crayons des fiefs. En effet ils ont beaucoup de conformité avec ces distributions de terres, que les Empereurs Romains faisoient à leurs : vieilles bandes, qu’ils laissoient pour la garde des Provinces frontieres, avec engagement de porter les armes pour le service de l’Etat, sans pouvoir être ossedées par des personnes privées, ce qu’ils appeloient predia militaria, et les Grecs MOTGREC.

Quoy que toutes ces opinions paroissent fort opposées, il ne sera pas mal-aisé de les concilier, pour peu que l’on penetre dans le véritable principe des fiefs, et que l’on considere qu’ils sont les enfans du temps, et qu’ils ont eu leur enfance, leur adolescence et leur âge parfait ; car en faisant ces reffexions on sera pleinement persuadé que tous les peuples qui ont fait du bruit. dans le monde, peuvent prendre part à la gloire de cette invention La guerre a ête sans doute la cause efficiente des fiefs, feudorum inventum peperit rei militaris necessitas,Spelman . in glos. y. feud. On la doit imputer à la seule ambition des Conquerans, et particulièrement à cette fatale inondation des peuples du Nord, qui changerent l’ordre naturel, et legitime de la proprieté et de la possession des biens ; chacun voulut. avoir part au butin, mais les chefs pour conserver leurs conquêtes et maintenir leur autorité, ne distribuerent les terres conquises à leurs troupes qu’à ces conditions de fidélité, de tribut, et de service militaire.

Ces distributions de terre ont donc été la matière qui a servi depuis à l’établissement des fiefs, et comme elle a été pratiquée par plusieurs Conquerans, il ne seroit pas raisonnable d’en attri-d buër la gloire à une feule nation. On pourroit dire que Dieu même en a donné le premien exemple par la donation qu’il fit au peuple d’Israel, de la terre de Canaan ; car non seulement il se reserva le commandement et la souveraineté, mais il imposa même à sa donation la loy de la Commise, en cas qu’ils abandonnassent le culte qu’il leur avoit ordonné, et il retint encore comme un droit Seigneurial, la dixme de tous les fruits, qu’il commanda d’être employée pour la subsistance de cette à ribu qu’il destinoit particulièrement à son service pour luy être une milice sacrée.

On ne peut encore douter que ces colonies Romaines, et ces distributions de gerres qui furent faites par Alexandre Severe, à ses gens de guerre, à oondition de garder les frontieres et de porter les armes, n’ayent été comme le premier plan de nos fiefs. Agros ab hostibus captos limitaneis donavit, ita ut eorum liberi militarent, nec unqaeam ad privatos redirent, credens attentius aeos militaturos effe, si defenderent jura sibi à principibus donata.

Les Empereurs Probus,Honorius , &Arcadius , et Valentinien en userent de même, Constantin I. 2. et 3. c. de fundis limitroph. Et depuis Constantin Porphyrogenete par sa Novelle de fundis militar. ordonna-même une peine contre ceux qui manqueroient à rendre le service militaire, où ils étoient obligez. Cette Novelle est rapportée par MrCujas , sur le premier Livre des fiefs, au commencement.

Quoy que Me Charles du Moulin ait considèré les fiefs, comme s’ils avoient êté dans leur origine, la même chose qu’ils sont maintenant, et qu’il ait confondu le benefice et le fief, neanmoins il ne laisse pas d’avoüer que ces possessions militaires des Romains avoient beaucoup de ressemblance avec nos fiefs ; predia militaria Romanorum quandam feudorum similitudinem habebant, Casaubon Vopiscus Praf. de feudis. Le sçavant Casaubon a eu la même pensée sur Vopiscus, en la Vie de l’Empereur Probus, efse quandam speciem feudi, vel potius initia quedam ejus juris, quod postea variè introductum, et feudorum appellatione designatum ; et quoy que le même du Moulin fasse tous ses efforts pour prouver l’institution des fiefs dés l’établissement de cette Monarchie, il y a neanmoins beaucoup d’apparence que ces benefices qui étoient en usage sous la première Race, et au commencement de la seconde, avoient moins de rapport avec nos fiefs tels qu’ils sont maintenant, qu’avec ces possessions militaires des Romains. La raison est que celles-cy passoient aux heritiers, comne font aujourd’huy nos fiefs ; mais les benefices dans leur origine ne s’accordoient qu’à vie, et le plus souvent même ils étoient revocables à la volonté du Prince, et ce qui est encore fort important, les possesseurs des benefices n’avoient point de vassaux, parce que le Souverain seur pouvoit infeoder.

Mais on objecte que tout ce qu’on allégue de l’antiquité Romaine et les exemples des Empereurs Romains, n’ont rien de commun avec nos fiefs, ni pour leur nom, ni pour leur substance.

On n’y fait point de mention de foy, d’hommage, de droit de retenuë, de commise, ni d’aueuns droits Seigneuriaux, et que ces delaissemens de terres faits par un Conquérant, un usur-ateur ou un bien-faicteur, ne doivent pas être considèrez comme des établissemens de fiefs.

Voyez l’Auteur du Franc-Aleu, Mr le Le Févre de l’origine des fiefs.

On satisfait à cette objection en distinguant les temps, et en separant ce que les siecles suivans ont ajoûté à cette premiere institution ; que si ces Auteurs prétendent que la foy, l’hom-mage, la commise, les droits Seigneuriaux, et toutes les autres qualitez feodales, qui composent maintenant le fief, y fussent attachées dés sa premiere institution, ils n’ont pas dû en rapporter l’origine à la naissance de cette Monarchie, puisqu’il est certain qu’il y avoit une tres-grande différence entre le benefice et le fief, tant pour le nom que pour la chose même.

Il seroit mal-aisé d’expliquer cette difference, et de marquer précisément le temps et la. manière, par laquelle ces changemens sont arrivez, sans la connoissance de l’histoire ; les sentimens de nos Auteurs sont fort differens sur pe sujet. Tous nos Jurisconsultes François esti-nent que le benefice et le fief sont la même chose, que les fiefs depuis leur établissement n’ont reçû, quant à leur nature et à leurs qualitez essentielles, d’autre changement que d’avoit été rendus dans la suite des temps patrimoniaux et hereditaires, au lieu qu’auparavant ils n’étoient concedez que pour un temps, ou pour le plus à vie, la seigneurie directe demeurant toûjours au Prince, et pouvant être revoquez à sa volonté, et qu’au surplus toutes les qualitez qui en composent aujourd’huy l’essence et la dignité, y étoient attachées dés leur premiere institution.

Au contraire quelques Auteurs modernes ont entrepris de prouver que les fiefs n’ont commencé que sous le regne de Hugues Capet, ou peu auparavant, et que ce fut sous Charles le Simple qu’ils furent rendus hereditaires ; qu’auparavant le Prince seul donnoit les benefices, et que ceux qui les possedoient n’avoient point le pouvoir d’infeoder ni de s’acquerir des vassaux ux mêmes conditions qu’ils tenoient leurs benefices, c’est à dire de les servir à la guerre, qu’ils n’étoient, point enrichis de tous ces droits, que l’on tient aujourd’huy en être inseparables, et qu’enfin le mot même du fief étoit encore inconnu.

Voila trois points de l’antiquité Françoise fort curieux et fort difficiles ; le premier, touchant re mot de fief, et le temps auquel on a commencé d’appeler de ce nom les benefices ; le second, pour le changement des benefices en des proprietez hereditaires ; et le troisiéme, si dés le regne de Hugues Capet, ou de Charles le Simple, les possesseurs des benefices pouvoient infeoder et s’acquerir des vassaux, à la charge d’un service militaire, d’en faire la foy et hommage, de comber en commise, et de payer ces droits feodaux qui sont maintenant en usage.

Cependant comme tout ce qu’on met en avant de Charles le Simple, et toutes ces usurpations et ces innovations que l’on prétend avoir été faites fous le regne de Hugues Capet, ne font aucune preuve, et ne sont d’aucune consideration pour la Normandie, je rechercheray particulierement l’origine et l’établissement des fiefs en cette Province.

Quelques-uns estiment que ce mot Beneficium, que nos Auteurs emprunterent des Latins. pour exgtimer cette recompense que les premiers Rois de cette Monarchie donnerent à leurs gens de guerre, étoit employé par les Romains en cette même signification, Tertulliens ’en est servi dans ce sens contre Hermogenes. Tribus modis aliena sumuntur, jure, beneficio, impetu, lominio, precario, vi, dominio non suppetente. Mr Bignon en ses sur Notes sur Marculphe, l. 2. c. 5. dit qu’en ce lieu-là Beneficium, vouloit dire, ce qu’en droit on appelle precaire, quand quelqu’un en donnant son héritage à l’Eglise, en retenoit la joüissance, inde Beneficii nomine ea pradia dicta sunt, que pro servitio militari à Rege vel ab aliis conceduntur, que feudum posteritas dixit, initio namque vitâ accipientes finiebantur, et certis ex causis reLocari poterant.Dominici , de prarog alod. c. 8. ajoûte que penes Romanos militum beneficiariorum frequens mentio occurrit : Erant enim apud ipsos quedam in usu beneficia, in quibus sieut in nostris jusjurandum fidelitatis erga Dominos desidérabatur, ce qu’il confirme par un passage deS. Augustin . Augustin, notum est dilectissimi charitati vestre, quod milites seculi beneficia temporalia à Dominis accepturi, prius militaribus sacris obligantur, & Dominis suis fidem se servaturos profitentur. Il est vray que suivant le sentiment de ce même Auteur, ces benefices dont joüissoient les soldats Romains étoient beaucoup differens des benefices de France

Suivant le sentiment de Mr le lévre en son Traité des fiefs, ce terme de fief n’a commencé d’être en usage, au lieu de celuy de benefice, que sous le regne de Hugues Capet, ou peu auparavant. En effet on no le trouve en aucun Auteur qui ait precedé ce siecle-là. Il n’est pas le premier qui ait fait cette remarque. Benedicti avoit dit la même chose, que contractus feudalis ante librum feudorum fuerat encognitus, saltem in suo nomine, cum antea vocarentur predia stipendiaria, sic dicta quia militibus pro stipendiis dabantur.Bened . verb. & uxorem nomine Adelasiam ne 524. Ce sont les tropres termes de cet Auteur

Marcardus Freherus Ercherus en ses Notes sur une certaine Constitution qu’il avoit publiée, dont je parleray incontinent, a écrit qu’il avoit crû jusques alors que ce mot de fief, étoit né sous l’Empereur Frederic environ l an 1152. avec les Usages et les Coûtumes des fiefs, parce qu’ayant lû une infinité de Constitutions Imperiales, d’anciens monumens, d’Annales et d’Histoires, il ne l’avoit trouvé en aucun lieu.

Nos Historiens de Normandie qui ont écrit en Latin la vie de nos Ducs, se servent toûours du terme de benefice.Dudo , Doyen de S. Quentin, parlant de ce qui se passa à Roüen lors que Loüis Roy de France retenoit par force dans la ville de Roüen, le petit Duc Richard I. dit qu’un François demanda au Roy, qu’il leur donnât les fiefs des Normans, ut lar-ciretur illorum beneficia. lib. 3. Et dans le même Livre il est fait mention que le même Richard I. onna de grandes terres à quelques Normans qui s’étoient convertis à la Foy Chrétienne, tribuit amplissima beneficia quibus morarentur in pace. Guillaume de Jumieges recitant la revolte de Guillaume de Belesme contre Robert I. dit que ce Prince le fut assieger dans le Château d’Alencon qu’il tenoit en fief de luy, quod jure beneficii tenebat. l. 6. c. 4. Et dans le Chap. 7 du même Livre, Guillaume le Conquérant donna à Guillaume d’Arques la Comté de Taloge, obtentu beneficii, ut inde illi existeret fidelis

Depuis même que le mot de fief commença d’être usité, on ne laissa pas de se servir encore de celuy de benefice ; ce qui fut cause d’une grande querelle entre l’Empereur Friderie I. et le. Car ce Pape Adrien ayant écrit à l’Empereur en ces termes, se illius erga se beneficii non oenitere, comme ce mot signifioit en ce temps ce qu’on appeloit fief, lEmpereur en fut. fort choqué, parcequ’il crût que le Pape s’attribuoit le pouvoir de donner l’Empire, quasi Papa Germanicum Imperium suum esse statueret, atque Imperatorem illo feudali beneficio affectum effe. Sur quoy il écrivit fort aigrement au Pape, qu’il en avoit menti, et en suite il luy declara la guerres mais le Pape appaisa sa colete en expliquant son intention, Otho Frinsting Frinsting. l. 1. c. 9. 10. et 22.

On ne trouve rien qui soit contraire à cette opinion, que deux constitutions, l’une de l’Empereur Lothaire, l’autre que l’on prétend être de Charles le Gros : et dans ces deux constitu-tions le mot de fief se trouve employé,

On ne doute point que : celle de Lothaire ne soit véritable, mais comme il y a eu plusieurs Empereurs de ce nom, on ane convient pas de l’Auteur de cette Constitution. Me Charles duMoulin , qui en à fait son prinéipal fondement, pour prouver l’antiquité des fiefs, et pour ersuader que les François en ont été les véritables auteurs ; l’attribue à Lothaire I. et ce qui l’a engagé dans ce sentiment est qu’, rapportant la loy, siquis miles Obertus de Orto usibus feud. dit que la Constitution de feudi non alien. a été faite du temps du Pape Eugene Il. Or il n’y a oint d’autre Empereur Lothaire fous le Pape Eugene Il. que Lothaire I. Mais MrCujas , et aprés luy Mr leLe Févre , prouvent par plusieurs raisons, que cette Constitution ne peut être de Lothaire I. mais de Lothaire Il. ou de Lothaire III. comme Mr Cujas l’a crû, et que le nom d’Eugene a été employé par erreur, et qu’en effet son inom ne se trouve point dans les anciennes Pancartes. Voyez le Le Févre des Fiefs. l. 1. c.. 5.

Pour l’autre Constitution non seulement, l’on ne convient pas qu’elle foit de Charles le Gros, on prétend même qu’elle est supposée. Frcherus qui l’a publiée, et qui a fait des Notes sur cette piece, avouë qu’elle luy est fort suspecte pour plusieurs raisons, et sur tout pour y avoit trouvé ce mot de fief, dont on ne s’étoit pas servi une seule fois dans les Constitutions qui avoient Velserus été faites par les Empereurs qui avoient porté le nom de Charles ; mais Velserus son amy qui la luy avoit envoyée, l’ayant assuré que l’Original en êtoit en bonne forme, il la croyoit veriable. Subdubitantem me de veritate illius Constitutionis, & cum ob alia tum ob feudi vocem, quam equi dem tam antiquam esse absque hoc non credidissem, in suspicionem falsi, aut saltem interpolationis Velserus diploma vocantem, Velserus authoritate sua confirmavit, &c.

Mr le Le Févre en découvre la supposition par plusieurs moyens, et notamment par la datte qu’elle porte, qui est de l’an 770. Et neanmoins Freherus demeure d’accord que Charles le Gros, ne parvint à l’Empire qu’en l’an 881. Il est encore dit que cette Constitution fut expediée l’an 22. du regné de celuy qui l’a faite, et toutefois Charles le Gros ne regna que huit ans ou environ, Mr Charles du Moulin en sa Preface, sur le titre des Fiefs la Coûtume de Paris ; a écrit ces paroles, que Etiamnum extant vestigia feudoram antiquorum ad onus armigeroram et equorum militavium concessorum, et ipse, dit-il, vidi’antiqua instrumenta donationis feudorum facta per Childebertum, primum filium Clodovei, Francorum Regem, Monacterio S. Germani Pratensis, ante Justiniani tempora, Ou Du Moulin s’étant servi du mot de fief, on auroit pû croire qu’il l’auroit lû dans cos anciens monumens qu’il avoit vûs ; et particulierement dans cette Donation de Childebert ; mais ce que Mr le Le Févre reproche à nos Jurisconsultes, qu’ils n’ont pas fait assez de reflexion sur la difference benefice et fief ; me paroit véritable en cette rencontre. Car du Moulin ayant assuré qu’il avoit lû antiqua inctrumenta feudorum, on devoit croire apparemment que le mot de feudum Godefroy y êtoit employé, et nôtre Commentateur Codefroy sur l’autorité de du Moulin a allégué ce passage pour un argument l’antiquité des fiefs, cependant le contraire paroit par Aimonius, qui est cité par Me RenéChopin , sur la Coûtume de Paris, t. 2. n. 1. Il est vray que Childebert fenda l’Abbaye de S. Vincent, qui est maintenaut celle de S. Germain des Prez, et voicy les termes de la Donation, tirez d’Aimonius , concedimus fiscum largitatis nostre, qui vocatur Issiacus, qui est in agro Parisiorum unâ cum omnibus qui ibi aspiciuntur. Cette Donation est la même que avoit vûë, et Chopin comme luy se sont servis du Moulin mot de fief, comme s’il eût été employé dans l’Original, n’ayant point de différence entre feudum & fiscus, qui est le terme d’Aimonius .

Il est donc certain que le mot de fief ne se trouve point dans cette Donation, mais celuy de fiscus ; de sorte que bien loin que ce passage prouve l’antiquité du mot de fief, on en tire une preuve contraire, puisqu’on connoissoit si peu le mot de fief, que pour exprimer ce que nous appelons maintenant de ce nom, on se servoit de celuy de fiscus. M Bignon en ses Notes sur sur Marculphe, qui vivoit au temps du Roy Dagobert, expliquant ces paroles super proprietate, aut super fisco, qui se lisent dans le Livre 1. c. 2. dit qu’en cet endroit bona fisci, aut fiscalia vocavere beneficia, que à Rege ut plurimum postea etiam ab aliis concedebantur, ut certis legibus & servitiis obnoxia cum vitâ accipientis finirentur. Suivant la pensée de Mr Bignon fiscus, fiscalia, et beneficia étoient la même chose : ce qui marque assurément que l’on ne connoissoit point lors le mot de feudum, puisque l’on ne s’en servoit point.

vetrus Dominici n’est pas du sentiment de MBignon , de Prarog. Alod. c. 8. Il estime que fiscus, & bona fiscalia, n’étoient point la même chose que les benefices, et qu’en France, et particulierement sous la première Race de nos Rois, il y avoit trois. sortes de biens. Nos Rois avoient comme les Empereurs Romains fundos patrimoniales, leurs fonds patrimoniaux qu’ils donnoient en Emphyteose sous de certaines pensions, et ceux qui les prenoient sont appellez par les Ecrivains de ce siecle-là, Coloni fiscales, et Coloni Regii, qui et. Mansorii diountur apud Marculplium l. 2. Et ils étoient de condition différente, les uns libres, et les au-tres serfs. Les Rois mêmes donnoient quelquefois des héritages en proprieté. On trouve dans Marculphe la confirmation de biens fiscaux qui avoient êté donnez en proprieté ; voicy les termes ; ut ipse et posteriores ejus eam teneant & possideant, et cui voluerint ad possidendum relinquant, vel quidquid exinde facere voluerint ex nostro permissu libero perfruantur arbitrio.

Les autres enfin n’étoient que de simples benefices qu’ils accordoient à leurs géns de guerre, ou à vie, ou pour un temps limité. Et les particuliers avoient outre les benefices à temps, les biens alodiaux qu’ils possedoient optimo jure, parce qu’ils leur appartenoient en proprieté et heredité. Mr le Eévre a suivi l’opinion de MrBignon , j’en parleray encore ailleurs Quoy qu’il en soit, on ne trouve en aucun lieu, qui ne soit point suspect, le mot de fief, vant Hugues Capet, ou pour le plus, avant le regne de Charles le Simple.Petrus Dominici , cap. 15. de prarog. Alud. qui a écrit avant Mr leLe Févre , trompé par cette Constitution de Charles le Gros, à crû que c’est un mot Allemand qui commença de paroître, fous cet Empereur ; fautorité de cette Constitution néanmoins ne lauroit pas persuadé, et même il l’au-roit accusée de faux, s’il n’avoit remarqué que dans les temps suivans on s’étoit servi de ce mot, pour cet effet il cite une vieille Charte de l’Eglise de Tulle, qua Ademarus Vicecomes, qui vixit : emporibus Odonis, et Caroli simplicis, multa huic Ecclesiae in redemptionem peccaminum confert bona, ex quibus est primum omnium Scalas Castrum meum, cum omni Castellania, et cum universis feudalibus. Il prouve aussi que l’on s’en servoit sous le Roy Raoul, par une donation incienne, qui lui a été communiquée par Mr Justel, où il est fait mention de feudalibus militaribus, à quoy il ajoûte le testament d’un certain Ranulphe sous le Roy Lothaire, ubi ita legi-tur, illo fevo Lemanico. Et dans une donation de ce même Ranulphe, et fevum quem bellus homo tenet in Verneto. Et c’est aussi dans ce même temps que Dominici croit que les droits et devoirs Seigneuriaux ont pris leur origine.

Il y a beaucoup d’apparence que ce mot a eu cours dans le même temps que l’on a commencé à posseder les benefices en heredité et proprieté, et comme ceux qui s’en rendirent les maîtres absolus, commencerent à exiger de leurs vassaux le serment de fidelité, qui se faisoit auparavant au Souverain seul, ils appellerent ces benefices fé, ou fié, à cause de la fé, c’est ùà dire de la foy, qu’on étoit obligé de leur garder. Car dans l’ancien langage, on disoit fe pour foy. Et en effet dans la Coûtume Normande d’Angleterre, où le langage de nos peres s’est conservé, le mot de fe y est emplovyé pour celuy de fief. Et c’est aussi l’opinion de nos plus célèbres Auteurs. Vers la fin de la Race de Charlemagne, et au commencement de celle de Capet, on disoit Fe, et on Latin Fevum. Dans les anciens Manuscrits que Brodeau a vûs, le mot de fief est écrit en cette sorte, Fié, sans F, ni D, à la fin, et au pluriel, Fies ; ce qui montre que son origine est Françoise, et non pas Allemande, comme Dominici l’a crû, ibid. On ne peut mieux prouver que ce mot vient de foy, que par la definition que nôtre Coûtume en fait. L’héritage noble est celuy, à cause duquel le vassal doit foy et hommage. C’est aussi le sentiment de Cujas in Proëm. feud. vel eo maximè quod hi qui rem à Domino jure feudi tenent, dicuntur Leudes, sive Leodes, quod est Francorum linguâ, ses Leaux, ou Loyaux. Hottoman avec quelques autres le font venir du mot Allemand feeld, qui signifie, guerre ; D’autres du mot Feod, Saxon, qui signifie la montre et la paye des Soldats, stipendium. Mais à mon avis si cela êtoit, comme les benefices se donnoient au commencement aux gens de guerre pour leur subsistance, on les auroit appellez feod, plûtost que benefices

Le temps où l’heredité et la proprieté des fiefs a commencé n’est pas moins incertain : la luspart de ceux qui ont traité cette matière veulent que c’ait été dés le temps de Loüis le Debonnaire, se persuadans qu’il étoit aisé d’obtenir de ce Prince tout ce qu’on en vouloit : et ils confirment leur sentiment par le témoignage de Thegan dans la vie de ce Prince, in tantum largus, ut antea nec in libris antiquis, nec in modernis authoribus auditum est, ut villas Regias, que erant sui, et avi, et tritavi fidelibus suis tradiderit eas in possessiones sempiternas.

MrBignon , ad form. Marcul. l. 2. c. 5. à repris le PresidentFauchet , pour avoir interpreté ce passage, des Benefices contre l’intention de l’Auteur, et d’avoir fait décendre de-là. l’heredité et la proprieté des fiefs dans ses antiquitez lib. 7. c. 18. Ces métairies et ces maisons Royales, dont ce Prince faisoit tant de largesses, étoient ses biens patrimoniaux, non oint des benefices. C’est aussi la pensée de l’Auteur du Franc-Aleu. Cependant Dadin de Haute-Serre, de orig. fudi c. 2. l’a entendu comme le PresidentFauchet , et dit que depuis ce temps-là les benefices passerent aux enfans. Mais on ne peut appliquer le texte de Thegan aux benefices ; il est certain que du temps de Loüis le Debonnaire, c’étoit une recom-ense, que l’on demandoit souvent au Roy, de convertir le benefice en propre in alodem, Dominici p. 98. et 97. de Prarog. Alod. Dadin rapporte un autre passage tiré de l’Historien

Nitard , où l’on voit que Bernard, Duc de Languedoc, envoya son fils Guillaume vers l’Empereur Charles le Chauve, afin qu’il accordat à son fils les honneurs qu’il possedoit en Bour-gogne ; mais cela ne se faisoit encore que pour les enfans. C’est pourquoyDominici , et Mr leLe Févre , ne font commencer cette héredité generale, et la proprieté irrevocable, que sous Charles le Simple ; et elle reçût la derniere main sous Hugues Capet, et principaement pour les Duchez et Comtez, qui de simples Gouvernemens qu’ils étoient auparavant, devinrent des espèces de Souverainetez, ces Ducs et ces Comtes en ayant usurpé toutes les Le Févre marques. Les preuves en sont rapportées parDadin de Haute Serre , Dominici et le Févres Joannes Faber sur l’Auth. ingressi C. de sacros. Eccl. est aussi de ce sentiment.

Cette héredité ne s’établit pas si-tost en Allemagne, car suivant la Constitution de Conrard le Salique, dont lEmpire ne commença que cinquante-huit ans devant Hugues Capet, qui commença de régner en l’an 988. les petits enfans et les freres eurent droit de succeder aux fiefs, ce qui montre que la proprieté ou l’heredité n’en étoit point encore établie.

Ce changement de la joüissance en proprieté ne se fit pas tout d’un coup, mais en divers temps et en différentes manières ; tantost par la tolèrance du Prince Souverain ; tantost à cause de l’autorité et du mérite de ceux qui les possedoient ; le Roy ne jugeant pas à propos d’éloigner de son service un homme de Commandement, en s’opposant ouvertement à la joüissance de pere en fils, d’un même benefice, ou même n’osant pas mécontenter quelque grand Seigneur Et quelquefois aussi par l’entreprise des Seigneurs particuliers qui s’emparoient des benefices qui étoient à leur bien-seance, et les rendoient héreditaires à leur postérité ; ce qu’ils faisoient assez souvent pour les Abbaves, dont les Rois mêmes ne pouvoient empescher l’usurpation.

On. trouve dans l’Histoite des exemples de toutes ces choses. Nitard au lieu que je viens de citer, raconte la cause et la maniere que la concession fut faite à Bernard, Gouverneur de Languedoc, aprés la baraille de Fonteney en Champagne, qui fut gagnée par Charles le Chauve.

Ce Gouverneur envoya vers luy Guillaume, son fils ; ut se et commendaret in fidem, et hominium tosssgret, dum et honores et beneficia, que pater in Burgundiâ habuit, transscriberet. Voicy les parbles de Nitard ; Bernardus Dux Septimaniae, quamquam à loco prelii plus minus tres leucas defuerit, neutri in hoc negotio supplementum fuit ; victoriam autem ut Caroli esse didicit, filium suum Villelmum ad eum direxit, et si honores quos in Burgundia habuit ei donare vellet, ut se illi commenaret precepit. Cette concession apparemment ne fut pas trop volontaire de la part de Charles. ernard avoit attendu l’évenement du combat, sans s’avancer au secours du Roy ; cependant quand il le sçût victorieux il renvoya vers luy son fils, pour luy demander la confirmation des honneurs, c’est à dire des benefices qu’il avoit en Bourgogne, et en ce faisant il ordonna à son fils de se mettre à son service. Le Roy n’osa le luy refuser, quoy qu’il ne l’esr pas mérité, pour ne mécontenter pas un homme de cette importance. Il faut observer que ce mot Honneurs est ynonyme avec Benefices. On l’apprend des Capitulaires de Charles le Chauve, apud Atiniacum c. 4. et ad Francos et Aquitanos per Hinemarum.

Rheginon Le Comte Uto en usa plus respectueusement, voicy comme Rhegino. 2. Chron. s’en explique, Miraeus an no Dominicae Incarnâtionis 949. Uto Comes obiit, qui permissu Regis quidquid beneficii aut praefecturaram habuit, quasi hareditatem inter filios divisit. Dans Miraus Norit. Eccl. Belg. c. 32. on voit une Concession de l’Empereur Lothaire I. de l’an 841. qui montre que dés le temps de ces Empereur, on donnoit les benefices en proprieté. Et comme elle est fort expresse et fort notable, j’en rapporteray les termes. Quid. Hubertus Abbas nostram deprecatur magnitudinem ut cuidam fideli Comiti Palatii nostri, Ansfrido nomine, aliquantum ex rebus juris nostri, beneficiario destinet, ad proprium concederemus, ac per praceptum largiremur, cujus precibus libenter acquiescentes, Cc. et ad proprium tribuimus, &c. Cette Constitution se trouve aussi dans Dominici c. 11.

Ces exemples sont de personnes qui tenoient des benefices du Roy ; en voicy un pour les particuliers. Odon de Clugny dans la vie du Comte Gérault, qui vivoit sous Charles le Simple, a écrit en sa loüange, non patiebatur ut quilibet senior à suo vasso beneficia pro qualibet animi commotione posset auferre : Cet. exemple merite quelque reflexion. Il nous apprend que du temps de Charles le Simple, les Seigneurs particuliers pouvoient encore déposseder leurs vasaux à leur volonté, même par un pur emportement ou par caprice, ce qui prouve que l’he-redité n’a été parfaitement établie que sur la fin de la seconde Race, ruente fecundâ stirpe.

Si nous voulons apprendre l’histoire de l’origine et de l’établissement des fiefs de Norman die, ce ne sera pas assez de sçavoir par quelle manière en France les benefices ont été convertis en fiefs, et comment ils sont devenus patrimoniaux et héreditaires ; Car les Normans n’êtans pas alors sous la domination des Rois de France, la foiblessé des derniers Princes de la seconde Race, ni la patience politique de Hugues Capet, ne peuvent avoir servi de pretexte et d’occasion aux Normans, pour changer l’ordre qui étoit établi dans cette Province. Il faut donc nécessairement que les choses se soient passées en Normandie d’une autre manière qu’en France, puisque les Normans ne peuvent avoir usurpé lheredité de leurs fiefs, au préjudice de leurs Ducs, qui n’êtoient pas des Princes foibles ; ni pareillement le pouvoir d’infeoder et de s’acquerir des vassaux, qui fussent obligez à des services militaires, et à ces autres sujetions, qui sont des fuites presque inseparables du vasselage.

Pour s’en éclaircir avec quelque certitude, on doit remarquer que quand Raoul fut devenu le maître de la Normandie, il la partagea en deux manieres : premièrement il en recompensa dargement ses braves Normans, et leur donna les plus belles possessions : mais comme ils n’éoient pas en assez grand nombre pour repeupler cette grande étenduë de païs, ce sage Prince pour rendre sa Province habitée, rappella les fugitifs, et les conserva en la possession de leurs ertes, securitatem omnibus gentibus in sua terra mainere cupientibus fecit, universamque diu deserre tam readificavit, atque de suis militibus advenisque refertam restituit. En effet plusieurs Seigneurs de France et de Bretagne vinrent s’établir en Normandie, comme les Belesmes, dont l’Heridiere fut mariée à Roger de Mongommeri, et les Gerois, ex nobili Francorum, et Britonum amilia, dit Guillaume deJumieges , l. 7. c. 11. dont la postérité posseda les Bourgs de Monn-terius et d’Echaufour, par la liberalité de Richard Il.

Or comme en ce même temps dans le Royaume de France les fiefs commençoient à devenir patrimoniaux et héreditaires, il ne faut pas douter qu’entre ces Neustriens, qui furent con-ervez en la possession de leurs terres, il n’y en eût plusieurs qui avoient déja obtenu ou usuré l’heredité de leurs fiefs, en laquelle ils ne furent point troublez par Raoul.

Pour les Normans, il n’y a pas d’apparence que les terres qui leur tomberent en partage, ne leur fussent accordées qu’à vie ; cette recompense n’eût pas été proportionnée à leurs services, et Raoul qu’à peine ils reconnoissoient pour leur Chef, comme il parût par la réponse qu’ils firent à-Hasting, n’auroit pas eu assez d’autorité pour les forcer à se contenter de si peu de chose : Aussi quand nos Historiens parlent de cette distribution, ils disent que Raoul ayant obtenu la Normandie en proprieté et hérédité perpétuelle, in fundum et alodum sempiternum, il en fit aussi-tost la distribution et le partage à ses gens de guerre, illam terram suis fidelibus funiculo divisit, universamque, &c.Dudo , l. 2

e confirmeray cette proprieté par deux preuves, qui ne laisseront plus lieu d’en douters les Normans devinrent si bien les proprietaires des terres qui leur furent delaissées, qu’ils leur imposerent leurs noms qu’elles portent encore aujourd’huy, ou bien ils prirassua qualité de leurs terres, ou peut-être ils firent lun et lautre. Ils possedoient encore plussesirs reigneuries avec le titre de Comté : Nous connoissons encore aujourd’huy les terres de Beaunont, de Toni, de l’Aigle, d’Arques, de Harcour, de Mongommeri, de Btione, de Torf, et une infinité d’autres ; et il est fait souvent mention dans l’Histoire des premiers Ducs, des Comtez de Mortain, d’Eu, Dieme, de Monfort, et autres : Or il n’est pas vray-semblable qu’ils en eussent usé de cette manière, si leur possession eût dû finir avec leur vie.

Guillaume le Conquérant imita l’exemple de Raoul, aprés la conquête de l’Angleterre : Il distribua à ses Normans qui lavoient suivi, les Comtez et les plus grandes Seigneuries, en pure proprieté ; ce qui est si véritable, que plusieurs de leurs décendans les possedent encore aujourd’huy. Du Chesne Chesne en son Historiens, a ajoûté un Catalogue, qui fut fait du temps Guillaume, et qui a été tiré Archives la Tour Appendice des Historiens de Normandie Lon-dres, qui contient le nom des Gentilshommes Normans, qui passerent la Mer avec leur Duc, et les noms des Comtez et des terres qui leur furent données pour recompense de leurs services. Or il ne faut pas de meilleure preuve de la concession de la proprieté que cette lon-gue possession, que leurs successeurs en ont continuée durant tant de siecles.

L’autre preuve est fondée sur fautorité de l’ancienne Coûtume. Il ne nous reste rien de plus ancien touchant les Usages et les Coûtumes primitives des Normâs, que ce qui s’en est conservé parmy les Anglois, et qui a été recueilli parLithleton . Cet Auteur a écrit que l’on peut tenir un héritage. en leux manieres, en fée simple, et en fée taille. Tenant en fée simple, est celuy qui a des terres à tener à luy et à ses heyres à’toûjours, et est appelé en Latin feodum simplex, quia feudum idem est quod hereditas, et implex idem eit quod legitimum & purum. Il est si véritable que les fiefs appartenoient en proprieté et heredité, que suivant cet Auteur fief et heredité, sont la même chose ; et un fief simple est une heredité, qui appartient à quelqu’un legitimement et purement ; et dans nôtre ancien Coûtumier, le mot de fief est souvent employé pour signifier une succession et une heredité Le fée à taille, est ce qui est donné conditionnellement, et à certaines personnes ; mais cet Auteur remarque qu’avant le Statut de Westmontier, qui fut fait sous Edoüard I. toutes en héritances fueront en fée simple ; et depuis Edoüard on fit diverses sortes de ces fées à taille, les uns tenans â terme de vie, les autres â termes d’ans, les autres à volonté On peut induire de ce Texte, que le mot de fief n’étoit pas propre et particulier à cette espece de biens, que l’on appelle nobles, et que l’on s’en servoitandifferemment, pour tous les piens que l’on possedoit en proprieté, soit nobles ou roturiers, et nous en trouvons encore plusieurs exemples dans la Coûtume, qui a été commentée par le Roüillé et Terrien Terrien On peut dire aprés cela que nos fiefs ont été établis à limitation des possessions militaires des Romains, qui se donnoient en proprieté, et qu’ils ont cet avantage sur les fiefs de le France, qu’ils ne sont point devenus hereditaires et patrimoniaux par usurpation, mais qu’ils létoient dans leur principe et dés leur premier établissement.

Dans l’Italie et dans l’Allemagne ils n’ont obtenu cet avantage qu’avec le temps ; au commencement la concession en étoit precaire, et à la volonté du Prince ou du Seigneur. En suite il ne fut permis de revoquer le benefice qu’aprés un an. Aprés on le donna à vie, on le fit passer depuis aux enfans, aux petits enfans, et à tous ceux du nom, et enfin ils tomberent dans un commerce libre comme tous les autres biens, lib. 1. de feud

Le droit de proprieté emporta aisément avec soy le pouvoir et la liberté d’infeoder. Sur ce point Mr le Le Févre s’est fort éloigné de l’opinion commune ; Il a taché de prouver que le Prince seul avoit le pouvoir de donner les benefices, et qu’on ne trouve point dans aucun Auteur ancien, qui ait vécu sous la première et seconde Race, que l’on ait attribué la donation des benefices ou fiefs à d’autres qu’au Prince Souverain. Ce qui se pratiquoit aussi ( à ce qu’il prétend ) parmy les Romains, et que l’usage contraire a apporté un grand préjudice à’Etat, puisque par ce moyen une grande partie des Sujets du Prince luy êtoit ôtée, comme il est prrivé plusieurs fois en France, suivant les exemples notables qu’il en rapporte ; et il a ramassé plusieurs passages pour prouver que sous la premiere et seconde Race, ces termes de assus et de vassallus, ne signifioient point une personne qui possedat en proprieté, ou en usufruit, un héritage en la mouvance d’un Seigneur particulier et qu’au contraire, vassus étoit une personne de qualité et de service, qui residoit en la Cour du Roy, et qui étoit ouvent envoyée dans les Provinces pour y administrer la Justice, ou pour y exercer d’autres commissions qui importoient au bien de l’Etat. Il donne aussi à ces mots de Senior et de Hsomines, une signification bien differente de celle qu’ils ont euë dans les siecles suivans ; voyez Mr leLe Févre , l. 2. c. 3. et suivans.

Mais toutes ces autoritez sont détruites par l’histoire du Comte Giraut, dont j’ay parlé cy-devant, et par plusieurs autres passages : Ces vassaux que le Comte Giraut ne permetoit pas que l’on dépossedât, avoient necessairement des Seigneurs ausquels on le défendoit, et ces Seigneurs étoient aussi dans la dépendance de ce Comte, et sans doute son autorité sur eux roit grande, puisqu’il leur défendoit si hautement de chasser leurs vassaux, sans une cause lestime : Aussi il y a peu d’apparence que les grands Seigneurs de France n’eussent pas eu la diberté de se défaire d’une partie de leur Domaine, pour en recompenser leurs amis et leurs serviteurs : Et pour prouver que Senior se prenoit dans le même sens que nous luy donnons aujourd’huy, je rapporteray ce passage de Dudo en la vie de Richard I. Loüis Roy de France ayant appris que Richard Duc de Normandie s’étoit sauvé, il écrivit à Hugues le Grand, qu’il se vint trouver, en diligence, afin de l’assister comme son seigneur, ut eâ fide quâ contenatur Senior et miles venire festinaret. Or cet Historien vivoit en ce même temps, comme il nous l’apprend dans la Preface de son Histoire

Ces grands Seigneurs ne se contentoient pas d’avoir des vassaux, qu’ils engageoient indispensablement à leur service contre toutes personnes ; et ce desordre n’avoit pas cours seulement en France, mais aussi en Italie et en Allemagne. Ils débauchoient les sujets de leurs Princes tous pretexte de les proteger, comme nous lapprenons par les Constitutions que l’Empereur Fridéric fit pour son Royaume Sicile ; MatthausMatthaeus de Afflictis , qui les a commentées, dit qu’en ce Royaume les Gentilshommes, les Capitaines et les Barons, avoient outre leurs vassaux certains hommes attachez à eux, dont ils recevoient certains services, et ausquels ils donnoient protection, certos homines affidatos et recommendatos, à quibus solebant recipere certa encenia annuatim, pro eo quod prestabant illis favorem & defensionem. L’Empereur. Frideric fit une Constitution pour retrancher cet abus, ne liceat Baronibus, militibus, & nobilibus habere tales homines affidatos, quia Rex est omnibus tutissimum refugium.Matth. de Afflic . l. 3. rub. 7.

En France les grands Seigneurs n’en usoient pas avec plus de moderation, détachans du service du Roy ses propres vassaux, comme dit, dans la Vie Odo de Clugni S. Géraut, l. 1. c. 3. Reipublica Statu nimis turbato, regales vassos insolentiâ Marchionum sibi subjugarat.

Sur tout en France les Ecclesiastlques furent maltraitez en leurs biens ; Flodoard en rapporte uin exemple notable en son Histoire de Rheims, l. 3. Benard Comte de Tolose, n’ayant pû obtenir d’Hinemarus, Archevesque de Rheims, son parent ; qu’il luy cedât les biens que l’Eglise de Rheims possedoit dans l’Aquitaine, il ne fit point de scrupule de les donner en fief à ses gens de guerre, eas in beneficium suis hominibus dedit

Les Ecclesiastiques mêmes se donnerent la liberté d’infeoder leurs biens ; ce qu’ils faisoient en deux manieres : La première par des Contrats qu’ils appeloient precaires, qui étoient une espece d’Emphytheose. Et c’est ce qui a donné l’origine aux dixmes infeodées, comme Dominici l’a fort bien remarqué en son Traité de Prarog. Alod. c. 11. où il justifie la mémoire de Charles Martel, dont les Ecrivains Ecclesiastiques avoient noirci la reputation avec tant d’injustice, en l’aceusant d’avoir usurpé les dixmes

L’autre manière d’infeodation pratiquée par les Ecclesiastiques, étoit de les donner en benefices : Un Rodolphe, Abbé de Figeac, donna à un Officier de guerre, neveu de l’Evesque de Rhodés, soixante Eglises, cum quingentis mansis, eâ conditione, ut fidem exhiberet de his, suis sumptibus si opus foret, cum trecentis hominibus pro ejus causâ militarent. La Charte de cette Donation est du temps du Roy Lothaire ; que si les Ecclesiastiques dés le temps de ce Prince prenoient la liberté d’infeoder, et de s’acquerir des vassaux, aux conditions de les servir même en guerre, il n’est pas difficile à croire que les Seigneurs Laiques, qui en avoient encore plus de besoin, ne le faisoient pas moins qu’eux.

Ce ne fut pas néanmoins la foiblesse de Fugues, où des Rois precedens, qui causa tout le vesordre, ou qui donna la liberté aux Seigneurs d’infeoder leurs benefices ; on en faisoit autant en Italie et en Allemagne, et cela même est appreuvé par le Livre des fiefs ; car dans le premier titre du premier Livre on propose ceux qui peuvent donner en fief, et ceux qui sont capables de de posseder. dui feudum dure possunt, vel non, et qualiter acquiratur : et ceux qui recevoient ces infeodations étoient qualifiez differemment, selon la dignité des personnes qui bailloient en ief. Ceux qui devenoient vassaux des plus grands Seigneurs, qu’ils appeloient Capitaneos reoni, et Regis, étoient appelez V’alvussores majores, et les vassaux de ces grands vassaux, lalvassores Zazius minores, et les vassaux de ces derniers, Valvassores minimi, vel Valvassini. zazius de feud. par. 3. qui feud. dare poss. Eguinar. Eguiner. Baro ad Tit. c. 1. l. 1. de seud. Je sçay bien que la compilation des fiefs n’a été faite que plus r5o ans aprés Hugues Capet ; mais Obertus de Orto et Evardus.

Niger , ne donnoient pas ces Coûtumes comme nouvelles, mais comme tres-anciennes, jus antiquissimum.

Cette usurpation que l’on prétend avoir été faite par les Seigneurs de France sous Hugues Capet, et les Rois precedens, ne peut être imputée aux Normans ; parce que comme je l’ay déja remarqué, ce qui se passoit en France ne fait point de consequence pour la Normandie, où l’on vivoit alors sous l’autorité d’un autre Prince. Or comme les fiefs furent absolument atrimoniaux et hereditaires en cette Province dés leur premiere origine, il n’est pas difficile à croire que les possesseurs d’iceux eurent dés leur commencement une pleine liberté d’en user comme il leur plairoit, ou pour parler selon nôtre Coûtume, de s’en joüer à leur volonté Il est certain que la distribution des terres que les Ducs firent à leurs Officiers, ne consistoit pas seulement en la proprieté et en la joüissance des choses données ; mais elle leur acqueroi aussi l’autorité et le commandement sur tous ceux qui étoient dans l’etenduë de leurs fiefs ; ce qui rendoit ces grands Seigneurs si puissans, qu’avec leurs vassaux ils se trouvoient en état de Dudo faire la guerre à leur Prince. Un passage tiré de Dudù l. 3. nous confirme cette vérité : Riosf voulant se revolter contre Guillaume I. il proposa à ceux de son party, que pour affoiblit Guillaume, il luy falloit demander tout le païs qui êtoit entre Roüen et la rivière de Risle, et voicy son raisonnement, nos frequentia militum, si dederit, ditabimur, ille frustratus milite annullabitur.

On reconnoit par ce discours que Riout ne demandoit pas ces terres-là, pour en avoir simplement le revenu, son dessein étoit que tous les habitans devinssent ses vassaux, et qu’ils fussent obligez de prendre les armes en sa faveur, et de l’assister à la guerre contre leur Souverain.

Aussi l’Historien ajoûta que le Duc et son Conseil ayant reconnu l’artifice de Riout, il rejetta cette proposition.

Pour conclure ce discours on peut dire assurément, qu’en Normandie les fiefs n’ont reçû aucun changement considérable depuis leur premiere institution. Du Chesne Chesne en son Appendice les Historiens Historiens de Normandie, nous a donné des pieces qui en font une preuve certaine. On trouve deux Catalogues des Gentilshommes de Normandie, qui accompagnerent Guillaume pour la Conquête de l’Angleterre. Or pour montrer ( comme nous avons déja remarqué, que leurs fiefs leur appartenoient en proprieté, les terres qu’ils possedoient alors, et ausquelles ils avoient imposé leurs noms, ou dont ils avoient pris la dénomination, conservent encore qujourd’huy parmy nous la même dénomination employée dans ces Catalogues, ce qui fait connoître qu’ils ne possedoient pas ces fiefs à vie, puisqu’ils fe qualifioient de leurs noms Et pour montrer qu’en Normandie le Duc seul ne donnoit pas les fiefs, et que les grands. seigneurs avoient aussi des fiefs qui ne relevoient pas immediatement Duc ; du Chesne Chesne njoûte un autre, qui tenoient immediatement Catalogue des Gentilshommes terres de Guillaume le Conquérant.

Enfin lors que Philippes Auguste eut conquis la Normandie, on dressa par son ordre deux dénombremens ; le premier des Gentilshommes, tant de Normandie que de France, qui voient droit de porter Bannière ; le second contenant les noms des fiefs de Normandie, et e nombre de Chevaliers qu’ils étoient tenus de fournir au Roy ; auquel on ajoûte un autre écrit qui parle du service que tous les Seigneurs feodaux, tant Laiques qu’Ecclesiastiques, devervoient au Duc de Normandie. Et ce qui est remarquable en tous ces titres là, est que l’on déclare premierement le nombre de Chevaliers qu’ils devoient au Duc, et puis on ajoûte le nombre de Chevaliers qu’ils devoient amener pour leur service. Par exemple, il est dit que l’Evesque de Bayeux doit au Roy le service de 20. soldats, et qu’il doit servir en personne avec 120. debet servitium 20. militum, & ad suum servitium 120. militum, id est, debet capere servitium 120. militum pro exercitu.

Les fiefs de Normandie étant en cet état lors qu’elle fut reünie à la Couronne, on ne peut douter qu’ils n’ayent été établis dés leur origine sous les mêmes conditions.

Il est vray que Philippes Auguste ayant confisqué les terres de plusieurs Seigneurs, qui refuerent de prendre son parti, il les donna depuis à ceux qui l’avoient assisté, sous diverses con-ditions, mais il ne changea rien à l’égard de ceux qui se déclarerent pour ses interests.